Histoire

Autant l’histoire de la rouge a pu connaître des rebondissements, autant celle de la caussenarde apparaît linéaire : le faciès de l’animal, tout comme le système transhumant et ses habitudes n’ont quasiment pas changé … Malheureusement, c’est aussi l’histoire d’une longue récession.

Sous l’Ancien Régime, les grandes drailles languedociennes sont déjà parfaitement décrites : depuis les garrigues montpelliéraines et nîmoise jusqu’à l’Aubrac et la Margeride pour les premières ; le mont Lozère, le massif de Mercoire et celui du Mézenc pour les autres. Dans les années difficiles, les troupeaux remontent même jusqu’à la planèze de Saint Flour …

Cette transhumance a pu être initiée par les domaines religieux : les déplacements des troupeaux de grandes abbayes ont été très étudiés dans d’autres régions, celui de l’Hôtel Dieu du Puy en Velay vers la Crau (1), ou de la Chartreuse d’Ecouges dans le Vercors (2) par exemple.

 

Des éleveurs privés prendront le relais, qui seront toujours de grands entrepreneurs, également propriétaires de vignobles, enrôlant une armée de bergers très hiérarchisée. Les jeunes pâtres sont recrutés en montagne, dans les familles nombreuses et fauchées ; leur bizuthage commence avec ces « nuits de fumature » où il leur faut déplacer le troupeau jusqu’à quatre fois par nuit, afin que chaque parcelle reçoive son quota de crotte fraîche … Car c’est ainsi que l’éleveur paie son estive aux villageois de Lozère, et cela jusqu'aux années soixante ...

 

L’importance numérique de la transhumance languedocienne est difficile à évaluer sous l’Ancien Régime. L’historien Max Sorre (3) cite le chiffre de 100 000 pour la seule région montpelliéraine : ce serait le nombre d’animaux dont, en 1703, le syndic général Joubert demande à l’intendant Basville d’assurer la protection contre les camisards « depuis Sumène jusqu’à ce qu’on soit arrivé à la montagne de Losère, après quoy ils se croyent en sûreté pour tout le temps qu’ils séjournent à la montagne, parce qu’ils seront dans cette partie du Gévaudan qui n’est point exposée aux fanatiques. Il s’agit de les mettre en sûreté pendant huit couchées, dont la première est au col de Marcou, la seconde à Bonperié, la troisième à Ayres de Caux, la quatrième à la Baissière et à Lespitalet, la cinquième au Rey, la sixième à Florac, la septième à las Combettes et la huitième sur la montagne de Losère. »

 

Toujours selon Sorre, l’importance économique du troupeau se résumerait presque à la fertilisation : « la seule fumure que reçoivent les terres à blé et les vignes leur est procurée par le troupeau. Dans la plaine, le mouton n’est même intéressant que pour cet objet, dit Coulomb en 1788 ».

 

Curieusement, alors que la laine présente un enjeu économique crucial, une race très peu couverte se maintient, et va même s’exporter jusqu’en … Espagne ! Sorre, toujours : « Pour ménager leurs troupeaux de mérinos, les espagnols achèteraient des bêtes françaises sur les marchés du Bas Languedoc (Beaucaire, Sommières, Quissac, etc) … En 1753, le fermier de la boucherie close de Montpellier estimait que cette pratique causait la rareté des bêtes à laine en Bas-Languedoc. Il disait que les privilèges du Couserans, véritable zone franche, faciliteraient l’exportation frauduleuse …une enquête fut faite en 1786, pour connaître l’importance de cette exportation. Il s’agirait du passage annuel de 120 à 130.000 moutons en Espagne ».

 

Même si l’ampleur de ce trafic s’étend au-delà du Bas Languedoc, de tels échanges nous interpellent car ils pourraient expliquer la ressemblance frappante de nos actuelles caussenardes et raïoles avec les pyrénéennes Tarasconnaise et Barégeoise ? Entre notre caussenarde et l’ancienne tarasconnaise sans cornes dite « du Vicdessos », on peut même parler de sosies … Or, on ne retrouve pas mention d’échanges d’importance entre les deux massifs sur d’autres époques ; du moins jusqu’aux arrivages tout récents de tarasconnaises, alors que nos deux races locales étaient quasi anéanties du fait de la brucellose. S’agirait-il en fait d’un retour aux sources ?

 

Mais revenons au XVIII° siècle : à quoi ressemblent les ancêtres de la caussenarde ? Déjà blanches, ou le plus souvent ; cornues, au moins pour les mâles, et surtout … miniatures : « vers 1760, les moutons caussenards ont, à 3-4 ans, un poids moyen de 10 à 13 kilos et en atteignent exceptionnellement 15 ; les brebis restent comprises entre 7.5 et 9.5 kilos » (Bernard, 1984, cité par Moriceau : 1). Ce serait à peine le format des actuels Ouessant !

 

Il faut attendre 1850 et les daguerréotypes pour mieux analyser leur aspect. Réalisés à l’occasion des concours, et notamment celui de Nîmes spécialisé sur les animaux gras, ceux-ci présentent des moutons castrés appartenant à des éleveurs, probablement négociants avant tout, proches de la ville ; et sont baptisés selon leur montagne d’origine (ou d’estive ?) : race de « Layolle » ou d’Aubrac, race « faynarde » du Mézenc, race de Ségur (en Aveyron), etc

Tous se ressemblent : assez busqués, la laine semble grossière. Les cornes sont assez courtes : mais n’oublions pas qu’il s’agit de mâles castrés.

 

Ces derniers représentent d’ailleurs près de la moitié du troupeau : en 1868, Achille Nègre, propriétaire à Vacqueirolles près de Nîmes, estive sur le mont Lozère une troupe comprenant 357 femelles et … 325 mâles ; dont, tout de même, seize béliers. Les moutons castrés ne sont, en effet, guère vendus avant cinq ans, sauf besoin imprévu de trésorerie (4).

 

Le terme de « race caussenarde » apparaît à cette époque : Gaston Bazille, par exemple, en dresse un tableau précis à l’occasion du concours de troupeaux de l’arrondissement de Montpellier en 1869 (5). Il fait l’éloge de sa rusticité, mais tout de même : « un préjugé que nous avons combattu de toutes nos forces, sans que nous puissions nous flatter de l’avoir détruit, règne en maître chez tous les éleveurs de béliers caussenards . On garde de préférence les béliers avec d’énormes cornes. Nous avons eu beau dire que ces cornes ne servaient à rien, qu’elles absorbaient de la nourriture en pure perte, gênaient les animaux pour pâturer dans les bois, ou pour manger aux crèches dans la bergerie … Nous avons rappelé que les races du Larzac et du Pardailhan, si recherchées pour l’engraissement, étaient dépourvues de cornes : peine perdue ! »

 

Seul M Reboul, à Cambous, déjà le domaine de référence (« une agglomération de 4 000 bêtes ovines, avec ses 18 bergers, ses 80 béliers, ses immenses bergeries … »), garde quelques mâles « moudes » (sans cornes) : « et ce n’étaient certainement pas les moins beaux ».

 

Le format, en tous cas a déjà bien évolué : « les moutons n’atteignent guère leur entier développement qu’à l’âge de cinq ans. Quand ils sont en bon état, ils donnent de 21 à 22 kilos de chair nette. Bien engraissés, ils atteignent le poids de 23 à 24 kilos ; ce n’est que très exceptionnellement qu’ils arrivent à 26 kilos ».

 

En 1907, Chauzit (6), professeur départemental d’agriculture à Nîmes, assigne à la race « caussinarde » toute la région moyenne du département : entre la plaine, où coexistent encore barbarines et mérinos ; et les cantons d’Alzon et Trèves, qui traient des Larzac pour Roquefort.

 

En 1923, Hédin (7) relève à l’abattoir de Montpellier un poids moyen de carcasses de 17 kilos, mais sur des moutons de 2 à 3 ans : la durée d’engraissement s’est considérablement raccourcie. Les brebis de réforme font exactement 40 kilos de poids vif, pour 19 de carcasse. L’échinococcose peut entraîner jusqu’à 50% de saisies sur les foies.

L’aspect des animaux, comme en attestent de très bonnes photos, n’a pas changé, mais … les cornes sont toujours là, magnifiquement enroulées ! D’ailleurs, les bouchers le réclament aussi : trop souvent cryptorchides, les « galets » ont alors goût de bélier. Idem pour les porteurs de cornes très fines, ou « gourbils ».

 

A cette époque, un mouvement de repli vers les grands causses a démarré : ces pays se dépeuplent à vue d’œil, et les propriétaires de grands domaines peinent à trouver du personnel pour traire à destination de Roquefort. Il est alors commode de louer à un transhumant, et de valoriser par ailleurs le fumier de ce dernier : cette crotte sèche, le « migou », part bientôt par wagons entiers fertiliser le vignoble du Midi. Terminé la Lozère et les harassantes nuits de fumature !

Pour les grands causses, cet engouement n’aura pas que des avantages : privés de restitution, râclés jusqu’à l’os, les parcours s’épuisent ; faute d’entretien, les bergeries voûtées finiront par s’écrouler ; et bientôt, la brucellose va contaminer toute la région …

 

Plus généralement, le vingtième siècle sera marqué par un déclin continu de la transhumance régionale.

 

La reconstitution du vignoble, en premier lieu, après la crise du phylloxéra, a entraîné une première situation de concurrence dès la fin du XIX° : « la vigne est descendue des coteaux dans les plaines, où elle donne des rendements plus élevés … Les bonnes terres de plaine qui étaient les plus aptes à donner de bonnes récoltes de fourrages et de céréales ont été occupées par la vigne … Le viticulteur est entièrement préoccupé par la conduite de son vignoble, il consent de moins en moins à s’en laisser distraire au profit d’un animal qui exige des soins du 1er janvier au 31 décembre pour un résultat bien modeste comparé à celui de la vigne » (Gros, 9)

 

Le second coup sera porté par les forestiers : le reboisement de l’Aigoual démarre dès le début du siècle. Pour les grands botanistes qui en seront les apôtres, Charles Flahault et son disciple Gaussen en tête, le berger est l’ennemi public, et se trouve paré de tous les vices. Sans doute n’ont-ils pas tort sur toute la ligne : le surpâturage est réel, et l’érosion énorme. On peut remarquer cependant que l’entreprise de reboisement prend un ton quasi colonial, avec des ingénieurs « nordistes » bien décidés à l’imposer autoritairement aux populations indigènes …

 

Forestiers en montagne, virus en garrigues : la myxomatose ouvrira un nouveau front dans les années cinquante en anéantissant quasi totalement les lapins de garenne qui pullulaient jusque là. Les ligneux « durs », et notamment le chêne kermès, en profitent aussitôt, entraînant une très importante fermeture du milieu.

 

L’autre épizootie, qui pèsera encore plus lourd, c’est la brucellose ovine, ou « mélitococcie », avec sa version humaine, baptisée fièvre de Malte. Elle se dissémine effectivement sur toute la planète avec les importations de chèvres maltaises, fort appréciées à la fin du XIX°. La région languedocienne en deviendra le premier grand foyer national, devant la Corse et les Alpes du Sud. La première poussée épidémique d’envergure décrite en France part de Saint Martial et Sumène, suite à l’arrivée d’un bouc « améliorateur » (venu d’Espagne ?) à la ferme des Blaquisses en 1900 (Porcher et Godard,10) ; et le taux de morbidité humaine des cantons cévenols bat encore tous les records lorsque apparaissent des statistiques nationales, soit dans les années cinquante (Picheral,11). Quand on sait que la sous évaluation est importante, que les séquelles à long terme sont fréquentes et très invalidantes, on mesure le fléau social qu’a représenté la brucellose ovine. Or, rien de tel que les grandes drailles pour la faire voyager et la répandre dans tous les villages traversés …

Brisebarre (12) a bien décrit comment cette situation sanitaire catastrophique a grevé la pratique de la transhumance jusqu’à l’adoption, bien tardive, d’un vaccin (le Rev’1) et d’une politique sanitaire enfin efficaces, à la fin des années quatre-vingt : « en trente ans (1961-1991, le cheptel transhumant en Lozère avait perdu les deux tiers de ses effectifs ».

 

Entre temps, qu’était devenue la race caussenarde ? En 1932, à l’occasion des concours itinérants de bergeries, elle force l’admiration du baron Reille-Soult (8) : « Quelle admirable bête que ce caussenard, et quelle souplesse d’adaptation ! Vous le verrez dans les terres fertiles de la baraque d’Aigremont prendre les proportions d’un gros charmois de la Haute Vienne et se prêter à l’exploitation intensive d’agnelages répétés et complétés par la traite. Vous le verrez souvent dans les Garrigues arides cueillant sans s’arrêter une maigre pâture, tellement disséminée que son repas dépend de sa vitesse. Vous le verrez aussi accroché aux flancs des montagnes et aminci par les schistes, et vous le verrez enfin grandi et épaissi par le calcaire des causses ».

 

Gros (9) décrit en détail le cheptel caussenard de 1934 : 240 000 têtes, dont un tiers dans l’Hérault et deux tiers dans le Gard. Il précise le clivage entre les minuscules troupeaux cévenols – reprenant le terme de « rayole » pour les qualifier – et les grands cheptels des garrigues. L’apparence, illustrée par de bonnes photos, n’a pas changé, sachant cependant que « la robe peut-être pigmentée de noir ou de roux ». Il déplore l’étroitesse de la poitrine, contre laquelle tente de lutter l’office agricole du Gard. Ce dernier, en effet, a créé une pépinière de jeunes béliers achetés dans des élevages réputés : mais « les prix atteints aux enchères par ces « béliers du Gouvernement », comme les appellent les éleveurs, prouvent que ceux-ci n’apprécient pas encore à sa juste valeur le rôle d’un bon bélier dans un troupeau ». Un changement notable, en tous cas, à signaler : la caussenarde, « féconde et bonne laitière », est maintenant spécialisée dans l’agneau de lait : « l’agneau le plus recherché est celui qui vers les 40 jours fait dans les 12 à 13 kgs. On produit aussi l’agneau un peu plus gros qui à 50-60 jours pèse 15 à 17 kgs. Sitôt les premiers agneaux enlevés, l’éleveur « double », c’est-à-dire fait téter le lait des brebis dont les agneaux sont déjà vendus par ceux qui ne le sont pas encore …

Dans les Cévennes, on fait aussi l’agneau plus gros, le « broutard » qui vers 3-4 mois fait dans les 20-25 kgs, mais atteint des prix sensiblement inférieurs à ceux de l’agneau de lait ». Le marché a bien évolué …

 

Les décennies passent et se ressemblent : aucune organisation raciale ne se met en place, les pépinières de béliers ont fait long feu ; vers 1960, Huc (13) estime encore la population caussenarde à 115 000 têtes pour le Gard et 70 000 pour l’Hérault, mais la dégringolade va s’amplifier très rapidement.

L’Aubrac reçoit le troupeau de Cambous pour la dernière saison en 1965 ; la Margeride, qui accueillait encore 20 000 têtes en 1960, sera désertée en moins de dix ans ; le Mont Lozère, 30 000 têtes à l’estive en 1960, résistera finalement sur son versant sud : 15 000 en 1975, la moitié de nos jours. Au total, l’ensemble des estives cévenoles accueille actuellement 20 000 brebis, dont la moitié sur le massif de l’Aigoual. Les nuits de fumature ont été abandonnées à la fin des années soixante : depuis, le « migou » est balayé, ensaché et vendu dans le sud …

 

La race caussenarde, elle, s’effrite encore plus vite : selon Auréjac (14), les premiers croisements d’absorption, en Lacaune ou en Blanc de Lozère essentiellement, remontent à 1957. Dix ans plus tard, seul un tiers du cheptel est resté à dominante caussenarde, le reste est déjà largement absorbé. Une tentative de relance, concrétisée par la création d’un syndicat de race en 1980, n’aura pas de suite …

Enfin, plus récemment, les bergers, déçus par la moindre rusticité des Lacaune et BMC, voudront retrouver le type traditionnel : mais la brucellose est toujours bien présente chez les transhumants, et relayée çà et là par des cas de tremblante ...

Deux négociants vont alors leur chercher des tarasconnaises en Ariège, et le tour est joué : ces dernières font un tabac, et constituent actuellement plus des deux tiers du cheptel transhumant.

 

Deux initiatives seulement viendront à la rescousse des races locales. En 1981, impulsé par les travaux de Gillet (15) et Dedieu (16), un syndicat des éleveurs de raïoles s’est créé, qui maintiendra contre vents et marées un effectif d’environ 1 500 brebis réparties chez une dizaine d’éleveurs ; puis, en 1994, sous l’impulsion du Parc Naturel Régional des Grands Causses, une action similaire est entreprise pour la caussenarde des garrigues. Une association est alors créée, qui regroupe ces deux races, ainsi que la rouge du Roussillon.

 

Dans un premier temps, l’action « caussenarde » va réussir à fédérer jusqu’à six éleveurs et près de 3 000 brebis ; une aide complémentaire du Parc National des Cévennes stimule la reconstitution de lots d’agnelles conforme au type traditionnel, et notamment non cornues, pour se démarquer des infusions tarasconnaises. Une douzaine de béliers « fondateurs » voient leur semence congelée, et 1 100 doses prennent le chemin de la cryobanque nationale.

 

Mais les bergers sont toujours assez sceptiques quant à la nécessité d’une action collective, et répugnent autant que leurs ancêtres à utiliser les « béliers du gouvernement » : quatre troupeaux héraultais, représentant 2 000 brebis au total, quittent l’association, laquelle, malgré l’arrivée de quelques gardois, ne représente plus aujourd’hui qu’une petite moitié de la population. En revanche, tous semblent vouloir garder le modèle caussenard … Le programme « tremblante » n’est pas abandonné non plus : des cas cliniques étaient encore présents récemment, ce qui incite les éleveurs à prendre cette action au sérieux.